CRÉATION DE DISPOSITIF POUR UNE PSYCHANALYSE IMPLIQUÉE. ATELIERS D’ARTISTES À L’HÔPITAL AVEC DES ADOLESCENTS

Xavier Gassmann, Céline Masson
Érès | « Nouvelle revue de psychosociologie » 2016/1 N° 21 | pages 121 à 130




À partir du dispositif proposé à l’Esquisse, hôpital de jour pour adolescents, où des artistes rencontrent les adolescents dans le cadre d’ateliers, nous interrogerons un nouveau type de dispositif référé au champ psychanalytique et donc fondé sur la prise en compte de la dynamique transférentielle. Ni art-thérapie, ni médiations thérapeutiques, ce dispositif est original et permet que la psychanalyse, malgré les résistances auxquelles nous sommes confrontés dans les lieux de soin, continue autrement.

Ce dispositif d’ateliers d’artistes n’est pas simplement culturel et artistique puisqu’il est conçu de manière que les différents transferts qui s’opèrent soient travaillés en dehors des temps d’atelier. Les enjeux conscients et inconscients sont dégagés des différentes figurations ou représentations qui prennent lieu : la question de l’espace est importante. Un espace non confusionnel où les psychologues freudiens et les psychanalystes se tiennent en dehors de l’atelier, lieu de tous les possibles (dans la limite du cadre installé). Le travail psychothérapeutique consiste déjà à séparer ce lieu d’expression libre où l’artiste et l’adolescent vont jouer ensemble d’un lieu d’association libre où, à partir de ce lien privilégié à l’artiste (sorte de moi idéal), l’adolescent rejoue avec l’analyste ce qui s’est passé dans le groupe avec l’artiste et ce qu’il aura pu faire émerger ou non d’un objet plastique/psychique.

Un nouveau dispositif ? L’exemple de l’Esquisse

L’Esquisse, en tant qu’hôpital de jour, accueille les adolescents de 12 à 20 ans suivant deux modalités principales. Chaque adolescent vient suivant un planning établi avec les référents (psychiatre ou psychologue et infirmière) qui structurent le cadre de son hospitalisation qui est toujours à temps partiel. Ils sont reçus selon un « accueil informel » ; encadré par deux infirmières, ils sont invités à proposer comment ils souhaitent organiser le moment qu’ils vont partager en groupe. Ces accueils sont réguliers et hebdomadaires. La seconde modalité est celle des ateliers artistiques. Précisons que dans chaque atelier intervient une infirmière qui a une fonction de référence institutionnelle – sa participation est fonction des modalités proposées par l’artiste. Chaque infirmière peut donc rencontrer dans un atelier des adolescents dont elle a par ailleurs la référence. Cette modalité est structurelle et elle a aussi pour fonction de ramener dans le cadre des entretiens les enjeux transférentiels tels que l’infirmière les a rencontrés, à savoir la manière dont elle aussi s’est trouvée sollicitée. Ces ateliers sont inscrits dans le dispositif thérapeutique de l’Esquisse mais avec pour spécificité de soutenir une dynamique créative portée par la singularité de chaque artiste.

Avec la présence des artistes, c’est le champ du social qui entre dans le dispositif, l’artiste investi dans la Cité (une des conditions de la présence des artistes est qu’ils aient une pratique active de leur art dans des lieux culturels). On ne demande pas à l’artiste d’avoir un savoir psychopathologique (à la différence des art-thérapeutes), mais d’oser la rencontre avec ces jeunes au plus près d’eux-mêmes. Ce qui les confronte à leur propre état de crise (nous supposons que créer implique un état de crise). D’où la nécessité des post-groupes qui permettent à l’artiste de travailler avec un thérapeute sa propre crise et ce qu’il a pu rencontrer en lui-même de ce contact avec la folie.

La différence avec la médiation thérapeutique, c’est que le travail analytique ne se fait pas in situ dans les groupes mais dans un autre temps, individuel, afin que les espaces soient préservés. Ce n’est pas, contrairement aux groupes à médiations, un travail sur la fantasmatique groupale inconsciente, mais un travail sur la réalité psychique du sujet dans le groupe et confronté à l’artiste sur qui sont projetés des fantasmes. Ce travail thérapeutique avec l’adolescent est notamment développé dans le cadre des entretiens réguliers avec les référents.

Par contre, comme pour les groupes à médiation, il ne suffit pas d’utiliser la peinture, la danse, l’écriture ou le théâtre pour parler de thérapeutique, c’est bien le dispositif qui peut avoir une portée thérapeutique et c’est donc bien la présence des analystes en dehors des ateliers qui rend possible le travail d’interprétation, qui peut être de surcroît thérapeutique. Le lieu de l’atelier est un lieu de projection, les objets internes sont remaniés au contact de la matière de création. Les objets produits (lorsqu’ils peuvent l’être) sont animés psychiquement, donc plastiquement, et l’artiste doit s’en saisir et les animer à son tour.

La plupart des adolescents reçus à l’Esquisse se présentent avant tout par un repli phobique associé à une inhibition psychique. Nous n’arrêtons pas trop précocement un diagnostic bien que certains d’entre eux puissent laisser entendre un envahissement psychotique. Plutôt que de figer, il s’agit d’entrevoir le possible remaniement adolescent. Ces manifestations inhibitoires et phobiques ont pour effet de les maintenir enfermés toujours plus massivement et de les amener à rompre tout lien social jusqu’à la déscolarisation. Dans quelle mesure, dès lors, ces ateliers portés par des artistes (que nous distinguons, rappelons-le, de l’art-thérapie) peuvent-ils, en étroite articulation avec le cadre thérapeutique, soutenir ce mouvement de remaniement psychique afin de faire entrer l’adolescent dans la crise adolescente et ce, par la crise créative potentiellement transgressive ? Comment l’adolescent, avec l’artiste qui soutient « narcistiquement » son travail, peut-il devenir auteur de sa création ? Comment ces pratiques artistiques permettent-elles de retisser du lien sur les scènes de l’hôpital, de l’école ou de tout autre espace éducatif ? Tout comme le travail de l’artiste, celui du thérapeute serait de rendre possible l’ouverture des surfaces afin de faire surgir du fond l’expérience intérieure afin d’en modifier les formes et recomposer ses surfaces. Telle sera la problématique de cet article.

L’acte adolescent et la scène artistique

Lors des hospitalisations des adolescents en pédopsychiatrie, principalement pour des agirs auto-agressifs, nous repérons pour certains une impasse dans la mobilisation d’une dynamique pulsionnelle qui se traduit par un repli phobique et une prévalence des mécanismes inhibitoires. Si dans le premier temps de l’hospitalisation l’adolescent(e) donne à entendre un flux verbal, par la suite c’est une banalisation, voire un rejet, de son acte qui surgit sans conflictualisation psychique.

L’agir adolescent interpelle de fait l’environnement familial, mais ce dernier est-il en mesure d’aller au-delà d’un savoir potentiellement limitatif et cloisonné ? Dans certains cas la famille ne peut recevoir ces manifestations que sous la forme d’une causalité univoque extérieure à elle-même. Une adolescente évoque ainsi la manière dont elle est accueillie par son beau-père au retour de son hospitalisation : « Comment va-t-elle, la malade imaginaire ? » Quelques jours plus tard, après un nouveau passage à l’acte violent du beau-père, elle est accueillie en urgence dans un foyer éducatif.

Là où, par leur passage à l’acte, ils donnent à voir sous une forme monstrative un agir qui les déborde, nous leur proposons de trouver dans les ateliers artistiques une scène, un espace possible de mise en je(ux), de lien social. Dès lors, le dispositif de l’Esquisse nous paraît tout à fait intéressant car il réinscrit le jeune dans un espace social (à l’hôpital) non seulement avec d’autres jeunes, mais avec un artiste qui ne fait pas partie de l’équipe soignante et qui représente pour ces jeunes ce que nous nommerions « un adulte de tous les possibles ». Un Autre qui n’est ni l’adulte éducatif/soignant ni un camarade. Un Autre, qui par sa passion artiste le tire vers tous les possibles. Le possible des formes à créer et plus largement la création de formes pour l’aider à construire son je. Ce dispositif mis en place à l’Esquisse est une proposition d’ouverture d’un « espace des possibles » afin de ne pas figer l’adolescent dans son acte, mais de proposer qu’un autre acte (de création) soit posé dans la perspective qu’une parole propre au sujet soit possible.

C’est à propos de ces agirs qu’il nomme « symptôme-out » que Jean-Marie Forget écrit : « Il s’agit ici d’une manifestation de souffrance mise en scène pour l’Autre alors que c’est le défaut d’assise symbolique de l’Autre comme discours qui fait obstacle à la prise en compte du symptôme. Le symptôme reste ainsi à l’état d’ébauche. Il est récusé par l’Autre » (Forget, 2005, p. 122). Lorsque l’adolescent ne trouve pas ces repérages, ce qu’il trouve, c’est de fait l’angoisse qui le déborde. Si le sujet en adolescence ne parvient pas à négocier les enjeux de ce processus, à savoir l’accès à une position sexuée et à un choix d’objet lui aussi sexué, il est projeté dans les soubassements des sollicitations de la sexualité infantile. À cet endroit, il renoue avec les composantes brutes et cruelles qui étaient restées en jachère. C’est précisément devant le retour de ces sollicitations que l’effroi domine le sujet et qu’il trouve l’inhibi- tion comme rempart. Tout se passe comme si l’adolescent était dépossédé de la possibilité de subjectiver ce qui lui arrive, comme s’il avait été privé des signifiants qui lui auraient permis de comprendre sa difficulté existentielle et d’en traiter les données. C’est comme si ces données-là esquissaient plutôt un espace chaotique qui est le propre même de sa vie psychique. Cette image de « chaos » conjugue le défaut d’image (psychique) à des effets obscurs d’attraction. D’où l’idée d’introduire un dispositif qui se saisira de ces effets d’attraction afin de relancer les images psychiques et de fait une vie psychique animée (par la création).

Figée dans son activité psychique, la pensée est elle aussi attaquée. Le sujet ne peut plus prendre appui sur des représentations psychiques permettant de lier les nouvelles sollicitations émanant du pubertaire. Arrêtons-nous un instant sur le registre de l’inhi- bition et rappelons-nous ce que dit Lacan à ce propos : « Dans l’inhibition, c’est de l’arrêt de mouvement qu’il s’agit... Pourquoi ne pas se servir du mot empêcher ? C’est bien de cela qu’il s’agit. Nos sujets sont inhibés lorsqu’ils nous parlent de leur inhibi- tion, et nous-mêmes quand nous en parlons dans les congrès scientifiques, mais chaque jour ils sont bien empêchés. Être empêché, c’est un symptôme. Être inhibé, c’est un symptôme mis au musée » (Lacan, 2004, p. 19). Cette mise au musée du symptôme, n’est-ce pas une manière de le retirer de la scène du vivant et d’en faire une œuvre morte ? C’est bien de la réanimation du symptôme qu’il est question dans les ateliers avec les artistes, du passage d’un symptôme mis au musée à un symptôme mis au travail de création. Mais dès lors, l’adolescent prend le risque de se mettre en scène et de se confronter à son angoisse qui souvent le déborde.

La scène de l’atelier artistique, en tant que lieu des possibles, est une proposition faite à l’adolescent de trouver l’endroit d’où peut surgir ce qui ne cesse de ne pas s’écrire. Si l’artiste ne vise pas une transmission technicisée, il soutient un accompagnement et une relance du mouvement dans sa dimension exploratrice. Toutefois, certains adolescents se maintiennent dans le retrait. Un des artistes a rapporté la situation suivante où dans son atelier un des adolescents est arrêté par le rien. Il lui propose alors d’aller du côté d’une mise en forme de ce rien ; ce rien se trouve transformé et figuré plastiquement en un point d’interrogation. Si l’artiste propose des modalités d’écriture, avec lesquels il est lui-même au travail, la rencontre avec l’adolescent est en soi une écriture nouvelle. Ces mises en forme mobilisent la qualité sensible de la réception par l’artiste. De fait, dans le temps de l’atelier, l’artiste est sollicité, convoqué au fil des propositions des adolescents.

Comment est-il convoqué par ces esquisses scripturales ? L’artiste est de fait sollicité sur ses modalités de lecture, comment accueillir la chose sensible donnée à voir par l’adolescent, au-delà de la qualité esthétique de la forme ? Dans cette perspective, dans le dispositif développé à l’Esquisse, nous soutenons la nécessité de maintenir un espace ouvert de mise en parole des mouvements à l’œuvre dans les ateliers, dans un effet d’après-coup. Il ne s’agit pas ici d’une quelconque démarche de supervision, mais bien d’ouvrir un dialogue sur le faire à l’œuvre. Dialogue qui vise à laisser surgir ce qui est en mouvement du côté de l’adolescent dans son investissement dans l’atelier mais aussi sur le versant du ratage. Dans le cadre du post-groupe qui a lieu à la suite de chaque atelier se retrouvent l’artiste, l’infirmier référent de l’atelier et le psychologue ou psychiatre qui assure la référence du post-groupe. Ce dernier est le seul à ne pas être présent dans l’atelier et cette position vise à soutenir du côté d’une mise en parole ce qui est advenu à l’endroit du faire. L’artiste trouve ainsi en l’espace du post-groupe un lieu de mise en paroles de l’angoisse qui le traverse dans sa rencontre avec l’adolescent figé souvent dans sa possibilité de mise en forme(s). L’artiste, dans les temps de post-groupe, met en mots (et en images de mot) cette rencontre parfois sidérante qui peut aussi le figer (une des artistes racontait qu’un jour, en rentrant chez elle, elle s’était mise à boire tant elle avait été submergée par l’angoisse de l’adolescent). C’est bien ce dispositif de plusieurs espaces distincts qui peut être thérapeutique. L’angoisse vise aussi la manière dont l’artiste est saisi par l’adolescent, que ce soit par dans l’informe ou dans l’impasse. Il y a un effet d’effraction dans le donner à voir de l’adolescent, non pas dans la forme produite, mais plutôt dans l’ob-scène, dans ce qui est jeté là devant les yeux de l’artiste, que cela soit dans la rigidification ou la sidération. L’artiste est lui aussi interpellé par la rencontre avec ces jeunes et c’est bien la rencontre dans cet espace de création (des possibles), lieu/lien social par excellence, que l’adolescent peut retrouver le goût de la rencontre avec un adulte qui lui aura (re)donné la possibilité de jouer et désirer avec d’autres.

Lorsque le travail psychothérapeutique est limité à des consultations, aussi régulières que possible, ce dispositif peut se révéler insuffisant devant la problématique complexe de ces adolescents (des jeunes non déficitaires au plan intellectuel mais très mal psychiquement). Le cadre classique du face à face doit s’étayer sur un dispositif impliquant des transferts multiples et hétérogènes, ce que l’on pourrait appeler des transferts culturels. C’est de ce constat clinique que nous partons pour proposer à ces adolescents un espace où ils puissent aller à la rencontre de cet Autre des possibles par le biais de cet espace transitionnel, lieu de support (psychique/plastique) et de projection qui opère comme un sas leur permettant de ne pas être en prise directe avec cette angoisse qui les submerge. Ce lieu (de contact à la fois avec un autre et avec lui-même mais aussi avec un objet de création) est celui des transformations possibles de l’angoisse de destruction (qui fige le sujet) en angoisse de création, celle qui devient le moteur de sa création.

Comme le propose Paul Audi (2005, p. 76) : « Ce à partir de quoi la création fait œuvre [...], ce n’est jamais autre chose que l’expérience “ineffable” et “terrible” de cette totalité sans bords qui porte le nom de “chaos” et contre laquelle le geste créateur se donne à lui-même la mission de lancer sa puissance de conjuration et de transfigura- tion, s’il est vrai que la caractéristique principale du “chaos” consiste à susciter de l’angoisse. » Créer, c’est transformer l’informe inquiétant en formes de vie, formes sur quoi le sujet peut s’appuyer pour vivre. C’est cette impulsion-là de transformation et de « transfiguration », comme dit Audi, que les artistes transmettent à l’adolescent (en création). Cela suppose aussi que l’adolescent soit disposé à recevoir les figures parfois informes de l’artiste.

Comme nous le disions plus haut, ces jeunes sont en proie au chaos et c’est dans cet espace des possibles qu’il pourra transformer cet informe envahissant et angoissant en une forme portée par la voix de l’artiste et sa « puissance de conjuration ». L’adolescent trouve en l’artiste un support afin de rendre réalisable, par l’acte de créa- tion, les formes qu’il ne pouvait s’autoriser ne serait-ce qu’à esquisser. Ainsi, la propo- sition faite aux adolescents de passer par cette scène de création revient à leur proposer d’aller toucher à quelque chose de ce chaos mais munis du « bouclier de l’activité créatrice », ainsi que le formule Paul Audi. Toutefois, cela ne consiste pas à simplement leur concéder cet objet, il s’agit bien qu’ils s’en emparent, qu’ils en fassent l’expérience sur la scène même  de la création.

Cette scène de la création, par qui d’autre peut-elle être portée que par ceux pour qui c’est là un mode de vie, un engagement pour la vie, passionnément, ceux qui « savent que créer, ce n’est pas fabriquer et ce n’est pas produire ; qu’il n’y a pas d’autre création possible que la création de possibles, comme il n’y a de production que la production du “réel” » ? « Ils savent que créer veut dire en son concept : libérer des possibilités de vie susceptibles d’accroître à la fois la puissance de la sensibilité et la jouissance du fait de vivre » (ibid., p. 16-17). Le sujet en adolescence a à opérer cette métaphore qui consiste en une perte nécessaire, à savoir se dégager d’une position d’objet inféodé au désir de l’Autre pour accéder à sa position désirante. N’est-ce pas ce que nous pouvons trouver à l’œuvre dans des ateliers artistiques tels qu’ils peuvent être portés par des artistes eux-mêmes pris dans ce mouvement de création ?

Cette autre scène, telle qu’elle peut être ici envisagée, a ceci de particulier qu’elle ne vise pas à rendre l’adolescent conforme aux attentes de l’artiste, mais qu’il se risque depuis l’informe de la matière brute que l’artiste lui propose. Risque que l’artiste lui propose de prendre mais avec un certain filet, dans la mesure où cette matière a ceci de particulier qu’elle est portée psychiquement par l’artiste. Si elle est portée, elle n’est toutefois pas apportée par l’artiste dans une technique. En visant cette ouverture aux possibles, il ne s’agit pas pour l’adolescent de se transformer en copiste, ou même en artiste, mais bien de s’expérimenter à l’endroit de sa créativité. En cela, ce dispositif n’est ni celui des ateliers d’apprentissage ni celui de l’art-thérapie. En aucun cas l’ar- tiste se fait le thérapeute de l’adolescent, pas plus que l’enseignant.

Le dispositif psychanalytique mis en place à l’articulation du soin (l’Esquisse étant un hôpital de jour au sein de l’hôpital général) et du culturel (les artistes de l’Esquisse sont pour la plupart des artistes en résidence au travail dans les institutions culturelles locales) rend ainsi possible un cheminement autre de l’adolescent dans la Cité. De fait, les ateliers, par leurs ancrages du côté des scènes culturelles locales, introduisent aussi les adolescents sur ces nouvelles scènes, si proches et dont ils sont restés jusqu’alors si éloignés. Accompagnés des artistes, les adolescents vont à la découverte d’expositions, de représentations théâtrales, autant de lieux et de mises en forme qui sont des invitations à regarder et à penser ce qui reste dans l’obscurité.

Jouer ce lien est aussi une façon de rejouer les possibles défaillances des relations premières. Ce lieu peut constituer donc un lieu de reprise de ces failles car le transfert aux artistes est travaillé avec les psychologues en dehors des ateliers mais au-dedans de l’institution. Dans quelle mesure la fonction du dispositif telle que mise ici en évidence introduit-elle une conception intégrative et différenciatrice de la dynamique transférentielle ? Ce qui ordonne ce dispositif a ceci de particulier qu’il tend à soutenir la fonction de l’absence comme condition de la mise en parole des mouvements à l’œuvre sur les différentes scènes. Si cette modalité n’est en soi pas nouvelle, c’est sa mise en œuvre dans le dispositif qui, selon nous, introduit un régime particulier de la parole sur le transfert. Effectivement, cette introduction de la dialectique de l’absence vise à déloger toute tentative panoptique. C’est bien là un des enjeux de la problématique du dispositif, qui, comme le rappelle Christiane Montandon (2014, p. 35), « est ainsi le lieu d’un double processus, positif, créateur de nouvelles repré- sentations du monde, ou négatif, à l’origine des processus d’assujettissement : cette ambivalence est requise soit pour produire de nouvelles pratiques institutionnelles, dans un processus d’innovation, de renouvellement de l’institution, soit pour empêcher l’émergence d’éléments qui transformeraient la nature du fonctionnement institution- nel, dans une volonté de statu quo et de pérennisation de l’institué ».

Cette mise en tension inhérente au dispositif est selon nous en résonance étroite avec ce qui émerge du côté de la clinique adolescente. Elle peut être envisagée comme la condition du processus thérapeutique tant du point de vue institutionnel que dans la déclinaison singulière posée avec chaque adolescent. La négativité de l’assujettisse- ment est l’horizon de la répétition qui affleure dans chaque prise en charge.

Du côté de l’institution, l’introduction de l’atelier artistique dans le champ sanitaire fait tension en tant qu’il engendre un discours autre, non référencé à la logique psychia- trique. Ce discours autre trouve sa place bien évidemment dans les ateliers avec les adolescents, mais aussi avec les soignants présents dans chacun des ateliers. Dans ce cadre, c’est depuis la proposition de l’artiste que l’adolescent est invité à s’engager ; et c’est à partir de cette même proposition que le soignant est lui aussi sollicité, mais à double titre. Tout d’abord en tant que participant/soignant, où il est amené à intégrer la dynamique de l’atelier non pas comme observateur passif, mais suivant les modalités préalablement posées avec l’artiste. Chaque artiste propose de fait une place différente au soignant. Certaines fois, il participe au processus de création à la manière des adolescents, dans d’autres cas il est invité à entrer dans le processus à partir de la construction scénique proposée par l’artiste. Inscrit dans la dynamique du faire, il est appelé sur cette scène à une place autre que celle occupée habituellement par le soignant, tout en conservant en arrière-plan cette fonction qui assure aussi un effet de contenance. Ensuite, dans le temps du post-groupe, c’est depuis cette autre scène qu’une mise en parole advient tant pour l’artiste que pour le soignant et qu’émerge un questionnement sur le processus créatif en cours. À ces occasions surgissent certaines interrogations, en particulier lorsque l’artiste se trouve face à une manifestation adolescente insolite au point de rester dans une certaine stupéfaction, insolite car cela touche à la limite d’une intégration possible dans le processus de création proposée. Faire entrer dans une explication psychopathologique ce qui fait effraction est une des possibilités manifestes, mais ne serait-ce pas prendre le risque d’enfermer ce dévoilement ?

C’est à cet endroit que se pose la ligne de tension du dispositif et il s’agit justement de la maintenir ouverte dans sa dimension heuristique. La question surgit bien sur la scène de la création et elle interroge l’artiste dans le processus qu’il soutient avec l’adolescent. Toutefois cette tentative de rendre audible l’insaisissable, du point de vue tant de l’artiste que du soignant, interroge le dispositif où elle s’énonce et les condi- tions cliniques de sa réception.

Giorgio Agemben résume le dispositif en trois points : « Il s’agit d’un ensemble hété- rogène qui inclut virtuellement chaque chose, qu’elle soit discursive ou non. Le dispositif pris en lui-même est le réseau qui s’établit entre ces éléments. Il a toujours une fonction stratégique concrète et s’inscrit toujours dans une relation de pouvoir. Comme tel, il résulte du croisement des relations de pouvoir et de savoir » (Agamben, 2007, p. 10-11). N’est-ce pas dans ce croisement qu’il s’agit d’envisager cette ligne de tension ? En la dégageant de la prise de pouvoir d’un savoir sur un autre, ne rend- elle pas possible qu’un savoir autre advienne, à savoir celui en train de se construire, celui de l’adolescent ?

Considérons donc ici le dispositif comme ce qui rend possible l’advenu d’un savoir du côté de l’adolescent depuis le croisement de l’insu sur la scène artistique et comme reste sur la scène clinique. Effectivement, cette non-reprise dans un savoir psychopathologique de ce qui échappe au savoir de l’artiste tend à hisser cet insu à l’état d’énigme.

Une parole sur l’énigme

Dans le dispositif développé ici, la démarche différenciatrice est construite à partir d’une séparation des scènes et vise d’un lieu à l’autre à ce qu’une parole circule. Tout au long de son accueil à l’Esquisse, l’adolescent est accompagné par la coréférence d’un psychiatre ou psychologue et d’une infirmière. Si cette dernière peut rencontrer l’adolescent dans le cadre des ateliers artistiques ou des accueils informels, ce n’est pas le cas du premier. Dans sa position soignante, l’infirmière est celle qui porte une parole sur l’expérience transférentielle issue du faire ; elle apporte dans les entretiens réguliers cette clinique éprouvée au plus près de ce que l’adolescent donne à voir. Elle porte de fait quelque chose de cette énigme telle qu’elle est amenée à la rencontrer depuis la pratique de l’atelier artistique, mais aussi telle qu’elle advient dans la mise en parole dans les post-groupes.

Ces temps particuliers ne restent pas clôturés, énigmes et interrogations sont amenées dans l’espace de la réunion d’équipe. Comme le rappelle Pierre Delion (2009, p. 65) : « Qu’essayons-nous d’ailleurs de faire dans notre réunion de synthèse, sinon de proposer des hypothèses bizarres pour guérir cet enfant ? Il se trouve que ce n’est pas lui qui propose l’hypothèse, parce qu’il ne peut pas l’exprimer, mais par contre il peut nous montrer ses symptômes primaires, ses troubles majeures de l’association, sa difficulté foncière à faire des liens entre les objets et leurs représentations... » Si les « hypothèses bizarres » relevées par Pierre Delion sont issues de sa clinique de l’autisme, ces énigmes nous conduisent devant ces mêmes constructions bizarres. L’adolescent nous interpelle du côté de l’énigme qui surgit dans le transfert.

Ainsi que le formule Lacan (1966, p. 246) : « Nous montrerons qu’il n’est pas de parole sans réponse, même si elle ne rencontre que le silence, pourvu qu’elle ait un auditeur, et que c’est là le cœur de sa fonction dans l’analyse. » Prenons l’exemple de cette jeune fille participant à l’atelier de la plasticienne Agnès Caffier. Au moment où elles travaillent sur la forme plastique d’une maison, l’adolescente lui donne à voir une forme devant laquelle la plasticienne reste en arrêt. Devant cet inattendu formel, l’ar- tiste propose à l’adolescente de dessiner une maison en appui sur une ligne verticale faisant office de mur ; elle réalise une maison d’apparence très traditionnelle. Cet écart formel qui reste sans parole du côté de l’adolescente est ce qui ne cesse pas d’inter- peller l’artiste, tout comme cette jeune fille suscite ce même mouvement dans ces attitudes à d’autres moments. Devant certains mouvements, les artistes peuvent se trouver arrêtés, presque sidérés, d’où le travail développé dans ces post-groupes qui visent à rendre audible cet empêchement.

Le post-groupe a une fonction particulière dans l’agencement du dispositif. Comme nous l’avons indiqué préalablement, l’absence est organisée de manière à soutenir la parole. Si le post-groupe réunit l’artiste et le soignant présent dans l’atelier, il associe également le psychologue ou psychiatre absent de l’atelier. Dans cette même dynamique, le choix retenu est de ne pas associer les adolescents au post-groupe de l’atelier. L’atelier est avant tout considéré comme une scène de création et c’est à l’occasion des entretiens réguliers que l’adolescent est invité à aborder ce qu’il en est de son cheminement. De fait, cet agencement permet à l’endroit du post-groupe de laisser advenir cet insolite, à la manière dont Maud Mannoni pouvait le formuler à partir de sa théorisation sur l’institution éclatée qui « vise à tirer parti de tout insolite qui surgit (cet insolite qu’on a coutume, au contraire, de réprimer). Au lieu d’offrir la permanence, le cadre offre dès lors sur fond de permanence des ouvertures, sur l’extérieur, des brèches de toutes sortes. Ce qui demeure : un lieu de repli, mais l’essentiel de la vie se déroule ailleurs – dans un travail ou un projet à l’extérieur. À travers cette oscillation d’un lieu à l’autre peut émerger un sujet s’interrogeant sur ce qu’il veut » (Mannoni, 1973, p. 77). Considérons que l’artiste est de fait ce qui vient de l’extérieur et qui conduit l’adolescent vers cet ailleurs, que ce soit par les expositions, les représentations théâtrales. Cet autre, c’est aussi ce que l’artiste amène avec lui dans l’atelier, à savoir cette part de lui-même qu’il est prêt à venir mettre en jeu avec l’adolescent en ouvrant son atelier à l’imprévu, à la survenue d’une nouvelle résonance. Ici la démarche clinique vise avant tout à envisager comment l’adolescent trouve, au sens du trouver/créer, à se saisir de la matière/objet de l’artiste, pour la faire entrer dans un processus de transformation. Nous pourrions dès lors conclure en disant que c’est ici la discipline artistique qui donne la mesure de l’expérience clinique. C’est ce dispositif sans cesse repensé, entre le lieu de soin et la Cité, entre dedans et dehors, qui est créateur d’un lien social. Une clinique de l’intime qui s’appuie sur le culturel et en aucun cas une art-thérapie qui annule, il nous semble, toutes les dimensions, qu’elles soient cliniques ou artistiques


Bibliographie

Agamben, G. 2007. Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Payot & Rivages.
Audi, P. 2005. Créer, Paris, Verdier, 2010.
Delion, P. 2009. Séminaire sur l’autisme et la psychose infantile, Toulouse, érès.

Forget, J.-M. 2005. L’adolescent face à ses actes... et aux autres, Toulouse, érès

Gassmann, X. ; Masson, C. 2012. « Un pas pour jouer, jouer sur le pas : rêver/ créer », Adolescence, 81, 617-633.

Gassmann, X. ; Masson, C. 2014. « There is No Art Therapy : A Proposal for an Art Workshop Scheme in Work with Young Adults [Il n’y a pas d’art-thérapie : proposition d’un dispositif d’ateliers d’artistes à l’hôpital pour adolescents] », American Imago, 71, 53-66.

Lacan, J. 1966. « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », dans Écrits 1, Paris, Le Seuil, 237-322.

Lacan, J. 2004. Le séminaire, Livre X (1963-1963), L’angoisse, Paris, Le Seuil.

Mannoni, M. 1973. Éducation impossible, Paris, Le Seuil.
Masson, C. 2001. L’angoisse et la création. Essai sur la matière : la matière angoisse et l’en-formation, Paris, L’Harmattan.
Montandon, C. 2014. « Pour une épistémologie de la notion de dispositif », dans M. Becquemin et C. Montandon (sous la direction de), Les institutions à l’épreuve des dispositifs, Rennes, PUR, 29-54.


Résumé

Xavier Gassmann et Céline Masson, création de dispositif pour une psychanalyse impliquée, ateliers d’artistes à l’hôpital avec des adolescents

À partir du dispositif proposé à l’Esquisse, hôpital de jour de Pontoise pour adolescents, où des artistes rencontrent les adolescents dans le cadre d’ateliers, l’article interroge un nouveau type de dispositif référé au champ psychanalytique et donc fondé sur la prise en compte de la dynamique transférentielle. Ni art-thérapie, ni médiations thérapeutiques, ce dispositif est original et permet que la psychanalyse, malgré les résistances rencontrées dans les lieux de soin, continue autrement. En cela, l’article s’inscrit dans le quatrième axe proposé par la thématique de la revue, à savoir « comment la psychanalyse se réinvente-t-elle ? Qu’en est-il du cadre analytique et de la psychanalyse hors les murs ? ».


Abstract 

Xavier Gassmann and Céline Masson, psychoanalysis outside the Walls : When artists meet adolescents through Workshops

This study is based on a fieldwork within a special setting- a day hospital for adolescents called “L’Esquisse” – where artists meet young people in specific workshops. It explores the human impact of this setting which is influenced by psychoanalytic thinking, therefore based on the transference relationship. This setting is differerent from an art-therapy one or a therapeutic kind of mediation process. It claims to be an original one that allows psychoanalysis to remain lively whilst differently from usual, in spite of the resistances it meets within the health care institutions nowadays. Therein this study is part of the wider issues dealt with in this journal, namely: how can psychoanalysis be reinvented? what about the psychoanalytic framework outside the “walls”?